Dépendance, vieillesse et secteur privé en France... La dignité sacrifiée sur l'autel du profit ?

Publié le 15 août 2024 à 20:24

 

Cela fait déjà plusieurs années que des scandales sanitaires majeurs ébranlent de plein fouet le monde médiatique. Si de telles affaires ne sont pas des plus faciles à aborder, c’est parce qu’elles touchent à la sensibilité des sujets liés à la santé, la fragilité, la vieillesse, la maladie, le handicap, et notamment, à la dépendance. Le traitement par nos institutions des plus vulnérables d’entre nous, voici l’une des thématiques sujettes à de vives controverses et à de fortes tensions sur le plan social et politique. Certaines enquêtes menées par le monde journalistique ont ainsi révélé la sombre réalité de bon nombre d’établissements et de milieux sensés concentrer les efforts les plus investis dans la qualité de la prise en charge de ceux ayant besoin de l’aide d’autrui pour vivre, et survivre. C’est le cas de celle ayant conduit au livre évènement, « Les fossoyeurs », publié en 2022, s’attaquant à la honteuse précarité dans laquelle sont accueillis nos ainés, au sein d’établissements partis à un groupe dont l’ambition est d’entrer à court terme dans le classement des sociétés françaises affichant les échanges de titres les plus importants : le CAC 40.

Ces investigations, longues et acharnées, portant sur une entreprise emblématique du secteur des EHPAD dont on taira ici le nom, nous offrent un aveu des plus déroutant de certaines faces cachées du monde de la santé, un secteur étonnamment opportun à la réalisation de profits de masse. Grâce à plus de 200 entretiens enregistrés et documents transmis (mails, photos, vidéos, documents médicaux et comptables…), le lecteur découvre les envers du décor d’établissements proposant des tarifs tout à fait indécents et aux devantures de carrefour de luxe et d’abondance, dissimulant des ingérences économiques d’une envergure insoupçonnée. Ces découvertes, aussi nombreuses que stupéfiantes, sont aussi un témoignage sidérant de la profonde irresponsabilité et de l’indifférence de ceux à la tête des fonctions les plus hautes placées, n’hésitant pas à sacrifier la dignité, le bien-être et la santé de ceux qui pensaient à tort investir dans une vieillesse paisible et sans encombre. En effet, voilà ainsi toute la philosophie d’un secteur déviant dangereusement de l’économie vers le profit, dans un sentiment d’impunité portant à questionnement sur la nature des variables ayant permis son ascension.

 

La montée en puissance de ce système déshumanisé et ouvrant la place à l’indignité physique n’est-elle pas le reflet le plus flagrant de la défaillance de nos institutions ?

 

Grâce à des témoignages poignant et éloquent, nous découvrons d’abord les conditions rudes, précaires dans lesquelles se déroule la fin de vie des personnes âgées au sein de ces établissements. D’apparence chique, confortable, distinguée, ces Ehpad choisis pour leur réputation en matière de structure de luxe connaissent de multiples difficultés de gestion et des pénuries semblables à une situation de crise extrême. Des rationnements de protections, d’alimentation à une insuffisance de personnel, ces établissements brassant des centaines de milliers d’euros imposent pourtant à leurs résidents un séjour à la fois rude et peu reposant. En effet, les pénuries de protections et changes imposent chaque mois des obligations de rationnement, peu importe les maladies ou les épidémies. Les résidents, rémunérant ces structures à plein tarif, se trouvent dessaisis de leur droit aux 3 à 4 changes par jour.

Sur ce point, l’alimentation est aussi concernée, imposant à ces personnes des privations de nourriture inacceptables face à la hauteur des tarifs versés (pas de lait le matin ni de confiture, encas à l’heure du goûter limité à une madeleine par personne). Par ailleurs, l’importante pénurie de personnel connue par le grand groupe fait également défaut à la qualité de la prise en charge et aux conditions de vie. Par une politique toujours plus déshumanisante, poursuivant un intérêt simplement économique et si un tiers des auxiliaires et l’ensemble des aides-soignantes font l’objet de financements publics, les remplacements des absences demeurent systématiquement empêchés.

Ces pratiques visant à ne pas « puiser dans les caisses » de l’entreprise ne sont pas sans effet sur la qualité de vie des personnes âgées, dont les plus dépendantes se voient clouées des heures durant dans des chambres fermées à clé par un personnel soignant débordé et cherchant à alléger sa masse de travail.

En second lieu, c’est une réalité dénoncée à plusieurs reprises au sein des milieux du soin à laquelle nous confrontent les témoignages de familles d’anciens résidents : celle des maltraitances. Ainsi, si certains rapportent des cas de brutalité, de bleus sur les jambes, de pensionnaires abandonnés au milieu d’un salon ou d’un couloir, l’auteur nous informe aussi de pourcentages inquiétant de personnes dénutries (75% en 2016, 84% en 2014), de cas de déshydratation, du manque de personnel pour nourrir les plus dépendants. Dans un établissement, une personne âgée serait restée 48 heures sans aucun repas. Car oui, la maltraitance est une notion à prendre au sens large et inclut à ce titre l’ensemble des insuffisances provoquées par le manque de moyens et la gestion défaillante. Des difficultés et mauvais traitements découlant aussi d’une organisation interne trop centralisée, donnant bien trop peu de marge de manœuvre à la fois aux dirigeants d’établissements mais également aux cadres infirmiers, privés du droit de passer commande sans validation par la direction. S’agissant des protections, un tel système de répartition des pouvoirs est responsable de conséquences désastreuses sur le bien-être et la dignité des pensionnaires, laissés dans leurs excréments plusieurs heures sans considération des effets sur la santé, obligeant le personnel soignant à user de serviettes de bain en guise de couches. A court de gants de toilette, ce même personnel se voit parfois contraint d’utiliser des sacs poubelle.

 

S’il est d’usage d’écouter nombre de discours justifiant la moindre des ingérences par la situation sanitaire connaissant une crise d’envergure, la réalité semble toute autre pour cette entreprise privée.

Car si nous sommes témoins, lors de notre lecture, des méthodes les plus restrictives mises en œuvre dans une visée économique suprême, nous sommes dans un second temps stupéfaits d’apprendre que certaines d’entre elles visent à réaliser l’impensable en matière de dotations publiques allouées au domaine de la santé : des bénéfices !

Comme il est expliqué par l’auteur, tous les établissements de santé connaissent des sources de financement similaires, que ceux-ci appartiennent au domaine public ou privé : le tarif hébergement versé par le résident et rémunérant la prestation hôtelière (restauration, chambre, entretien) / le forfait « Dépendance » fixé par le conseil départemental selon le GIR / et le forfait « Soins » pris en charge par les assurances maladies et réglé par les ARS, financé à 100% par de l’argent public. Ainsi, alors que les aides-soignantes, médecins coordinateurs, infirmiers, kinés sont des postes entièrement financés par des aides publiques, les auxiliaires de vie et agents de services hospitaliers sont aussi financés à 30% par celles-ci. Ces dotations sont dès lors fixées dans une « convention tripartite » conclue entre un groupe d’établissements appartenant à une entreprise, l’ARS et le conseil départemental, et proviennent donc de fonds publics sur lesquels il est à l’évidence formellement prohibé de réaliser des marges.

 Mais alors, derrière ces problématiques de pénuries, une autre réalité encore plus grave n’est-elle pas dissimulée ? C’est en effet un nouveau scandale des plus affligeants que nous découvrons grâce aux nombreuses recherches et analyses de documents administratifs réalisées par l’auteur, mais aussi à certains témoignages. L’un d’entre eux impliquera un directeur d’établissement dénonçant la triste réalité de son quotidien, lui imposant de gérer chaque jour des priorités d’ordre économique, faites de tableaux à remplir, d’indicateurs de performance à transmettre, de remplissage de résidents à effectuer sur son établissement et de recherches d’économies sur tous les plans. Dans le respect des contrôles stricts de ces impératifs budgétaires, les taux d’occupation des établissements sont à transmettre chaque jour, dont le moindre manquement est systématiquement sanctionné d’un rappel à l’ordre. Cette absence totale d’autonomie place les directeurs d’établissements sous la tutelle de la direction générale et leur impose un respect à la lettre des budgets définis. Par exemple, en vue de réaliser des économies sur le matériel, le groupe impose des fournisseurs aux directeurs d’établissement qui ne jouissent donc d’aucun gage de qualité.

La stratégie économique ne s’arrêtant pas là, nous sommes aussi informés d’une pratique usée par le grand groupe de manière tout à fait abusive et cette fois-ci dans le but d’encaisser des fonds publics : les RFA, ou accord entre un fournisseur et son client de laisser un produit au prix initialement convenu, et de reverser une petite somme au lieu d’afficher le prix véritablement payé et négocié à la baisse. Ces pratiques ont dès lors permis au groupe de réaliser des marges sur des produits payés par de l’argent public et de les conserver dans ses caisses. En effet, ce dernier a appliqué les taux de RFA les plus hauts sur des produits financés par des fonds publics. Usant de cette méthode sur un nombre incalculable de produits, il a par la suite élargi celle-ci à des prestations à destination des résidents (par exemple, la mise à disposition d’un local pour une coiffeuse contre une redevance de 10%, conduisant donc à une augmentation des tarifs).

Plusieurs autres moyens ont été mis en œuvre par le groupe dans le but de tirer profit des dotations publiques : le dépassement du nombre de lits (celui-ci étant pourtant indispensable à la détermination du nombre de soignants), réduction des soignants en fin de périodes de contrôles avant de remettre les choses en ordre lors de celles-ci…

 

En bref, cet ouvrage nous éclaire sur les dangereux abus d’une entreprise de renommée nationale en matière de prise en charge de la dépendance, n’hésitant pas aux concessions les plus graves sur la dignité des personnes âgées dans l’insupportable but de réaliser des bénéfices. Ces dernières, violées dans leur tranquillité, leur droit à une retraite paisible dont l’Etat se veut seul et unique débiteur, sont abandonnées dans un milieu glacial et inhumain, n’hésitant pas, s’il devrait être le premier à se soucier de leur protection et de leur santé, à les soumettre aux conditions les plus rudes poursuivant l’objectif simple et unique de réaliser des profits .

 

N’est-il pas profondément honteux et choquant de lier secteur de la dépendance et volonté purement spéculative, en violation de l’ensemble des droits fondamentaux de la personne humaine et alors que la gestion de la crise est si rude pour les établissements publics ? La similitude de financements entre public et privé ne traduit-elle pas une insuffisance de taille de nos institutions à protéger les plus vulnérables ?

 

La protection de la santé est-elle, finalement, le but poursuivi ?

 

La lecture de ces nombreuses révélations, aussi déroutantes que révoltantes, laisse planer de nombreuses questions. S’il est clair, au vu des effroyables constats établis, que la protection de la santé ne soit pas toujours le mot d’ordre donné à la gestion des établissements, un ultime questionnement est nécessaire : qui est responsable ? Les gestionnaires, pour leurs préoccupations purement financières… ou le laisser-aller de l’Etat ?

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