Handicap et droit de vote : fantasme ou réalité ? (pt.1)

Publié le 11 juillet 2024 à 18:31

 

En droit français, l’accès des personnes handicapées à une citoyenneté réelle et effective a été consacré de manière officielle lors de la promulgation de la loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, et notamment de l’article 73 de celle-ci. Cette disposition eût pour effet l’ajout au sein du Code électoral de l’article L62-2 instaurant une obligation d’accessibilité à destination des bureaux et techniques de vote et à tous types de handicap - notamment physique, mental, sensoriel ou psychique. Si l’entrée en vigueur d’une telle mesure en dit long sur le poids symbolique exercé par cette loi sur la reconnaissance de la citoyenneté des personnes handicapées, c’est bien parce que la notion du droit de vote en tant que telle représente le plus grand emblème de son exercice. En effet, à l’époque de la Grèce antique, l’exercice de la citoyenneté (civis) reposait principalement sur le droit de participer à la gestion des affaires de la cité, et fut longtemps définie de notion abstraite, impersonnelle, dans une visée d’exclure de la vie politique et civile les individus perçus comme indésirables (notamment les métèques, les femmes et les esclaves).

Ce n’est que durant l’époque des Lumières et de la Révolution française qu’émergea la notion de conscience individuelle, constituant le socle de l’assimilation des notions de citoyenneté et d’égalité. En effet, les philosophes des Lumières reconnaissaient les individus comme dotés d’une valeur propre en tant qu’être humain. Le philosophe Rousseau, par sa théorie du contrat social, précisait que le peuple participait à l’autorité souveraine en même temps qu’il était soumis aux lois voulues par tous. Pour lui, les citoyens, en acceptant cette soumission, gagnaient leur liberté politique. Cette théorie fut dès lors reprise par Kant, qui pensait la notion d’autonomie comme la capacité de l’homme à user de son propre entendement, sans direction d’un autre.

L’article I de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (DDHC), édictée le 26 août 1789, intégrée dans le préambule de la Constitution de 1958 et reconnue en 1791 comme ayant valeur constitutionnelle, affirme le principe selon lequel « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit ». D’ailleurs, le droit de vote et le suffrage universel qui en constituent les premières manifestations seront partiellement mis en œuvre lors de l’élection de la Convention en 1792, réservée aux hommes. Le principe fondateur de l’universalité du suffrage figurait alors à l’article VI de la DDHC, définissant la loi comme « l’expression de la volonté générale ». Puis, le Directoire, imité par l’Empire, la Restauration et la Monarchie de Juillet, rétablit ce qui constituait une forme « d’exclusion par l’argent ». Enfin, par un décret en date du 5 mars 1848 du Gouvernement provisoire, le suffrage universel fut réaffirmé de nouveau bien qu’il demeurait uniquement masculin.

Ce n’est que bien plus tard, par une loi promulguée en 1944 que la notion de suffrage universel sera alors pleinement effective grâce à la reconnaissance du droit de vote des femmes.

En 1982, Carol Gilligan théorisa « l’éthique du care », et se questionna sur la pensée élaborant l’autonomie comme la fin et la norme de la vie morale. Cette théorie conduisit à reconsidérer l’exercice de la citoyenneté sans hiérarchisation de ses membres, par une société inclusive. Il s’agit dès lors du modèle de société promue par la loi du 11 février 2005 visant à rendre accessibles aux personnes handicapées les services ouverts à tous.

 

Mais malgré ces nombreuses évolutions historiques, le processus électoral est-il véritablement accessible aux personnes handicapées ?

 

 

I/ La démocratie participative : quel intérêt pour le citoyen ?

 

Le premier intérêt de la promulgation de la loi du 11 février 2005 fut de procéder à un « changement de paradigme » et de passer ainsi d’un modèle dit « médical » assimilant le handicap à la pathologie en elle-même, au modèle « inclusif » pour lequel le principal critère de définition de celui-ci, outre l’aspect médical, figure dans les empêchements sociaux imposés aux personnes handicapées. Une telle vision s’inscrit de manière centrale dans les discussions relatives à la démocratie participative.

En effet, à la fin des années 1970, de nombreux professionnels (médecins, ergothérapeutes, chercheurs en sciences sociales et chercheurs handicapés), contestèrent l’approche biomédicale centrée sur la notion de déficience. Ce mouvement conduisit à l’élaboration d’une Classification internationale du handicap, communément appelée « modèle de Wood », permettant de distinguer les niveaux de déficiences, celui des incapacités et celui des désavantages sociaux (OMS, 1979). Une telle légifération permit de développer plusieurs modèles de description du handicap et de mettre en évidence le rôle central de l’environnement dans le développement de celui-ci. Les modèles non médicaux se caractérisent alors par l’accent mis sur les barrières et limitations sociales imposées aux personnes et par la restriction de leur participation (Winance, Ville, Ravaud, 2007). Ces derniers influencèrent plusieurs législations fondamentales, dont la Convention Internationale du droit des personnes handicapées (CIDPH) ayant contribué à ériger la notion de restriction au rang d’atteinte aux droite fondamentaux. La CIDPH énonce également que la participation des personnes handicapées, via les organisations qui les représentent, est essentielle à la prise de toutes les décisions les concernant et insiste sur l’importance du rôle de la société civile dans le suivi de la mise en œuvre des droits et dans l’assurance du respect par l’Etat de ses obligations.

De plus, c’est à travers le critère de discrimination que la définition du handicap en tant que restriction participative a été intégrée par les instances productrices de normes juridiques.

 

La loi Handicap, promulguée en 2005, introduisit également la notion de « droit à compensation », visant à permettre à la personne handicapée, de recouvrer, par des aides, son accès à la participation.

Cette notion de « participation » sous-entend alors un devoir incombant à la société de permettre à la personne de s’impliquer dans les décisions la concernant à travers le développement de certaines initiatives (rencontres, consultations, concertations publiques, codécisions ou coélaboration de décisions). Néanmoins, celle-ci comprend de nombreuses difficultés de mise en œuvre. Elle s’adresse en effet à des personnes connaissant des restrictions de nature physique à prendre part aux prises de décision et à l’élaboration des politiques.

 

Du côté historique, un mouvement de contestation envers les discriminations naquit aux Etats-unis au cœur d’une époque de défense des droits civiques. Ce dernier permit de faire du droit une arme centrale pour dénoncer l’oppression des minorités (Israël, 2009). En effet, s’inspirant des méthodes des activistes des civil rights, cette lutte sociale vit le jour dans un but de dénonciation des discriminations vécues par les personnes handicapées, par une stratégie de contentieux juridique. Celle-ci fut par la suite renforcée par une méthode autre visant à transformer les politiques menées sur le handicap et basées sur la « charité » et les « prestations sociales » en une politique entièrement basée sur les « droits » pour promouvoir l’égale participation à la vie sociale. Ainsi, la section 504 du 1973 Rehabilitation Act, prohibant toute forme de discrimination en raison d’un handicap, a pu être désignée comme Civil Rights Acts des personnes handicapées. L’on assista alors à un véritable objectif de développement d’une « politique des droits » et à l’émergence d’un référentiel d’action publique dans lequel la question de la participation apparaît centrale, à travers des politiques inclusives.

 

En effet, de concours avec l’apparition de grandes organisations supra-nationales telles que l’ONU ou l’Union Européenne, se développa à compter des années 1990 (à travers la Déclaration de Salamanque, ou les Règles universelles pour l’égalisation des chances des personnes handicapées), un véritable objectif d’inclusion, comme référentiel d’action publique. Pour la Commission Européenne, l’inclusion sociale permet dès lors aux personnes souffrant d’exclusion de participer à la vie économique, sociale, et culturelle par une implication dans les prises de décisions, et un meilleur accès aux droits fondamentaux. Ledit référentiel vint alors consacrer le principe d’accessibilité universelle, devant permettre l’adaptation de l’environnement à tout type de handicap.

 

Comme il l’a été précédemment mentionné, malgré ces efforts au niveau juridique visant à la défense des droits de participation des personnes handicapées, de nombreuses controverses subsistent, concernant notamment les moyens d’application de ces droits. Le plus souvent, les législations en vigueur, à défaut de prévoir de véritables moyens en faveur d’une participation concrète, instaurent a contrario des systèmes de prises de décisions substitutives, au nom des altérations subies par les personnes et permettant de décider à leur place au motif de leur incapacité. D’ailleurs, l’article 12 de la Convention de l’ONU vise à réclamer une « abrogation » de tout système légal de prise de décision substitutive. De plus, nombre de travaux de sciences politiques ont pu souligner l’impact des politiques publiques sur l’effectivité des droite édictés par celles-ci (Baudot, Borelle, Revillard, 2013).

 

Dès lors, la prise en compte des restrictions de participation est une problématique suffisamment complexe, aussi bien au niveau de la participation individuelle que de la participation collective, d’autant plus si l’on considère la réticence marquée par les institutions et le débat public à lever les barrières aux prises de décisions voire l’ignorance ou même le désintérêt à rendre les épreuves civiques plus accessibles. Ainsi, il semble fondamentalement illégitime de constater combien la conception universalisante, pourtant largement revendiquée, demeure inappliquée au sein de nombreux domaines relevant de l’exercice des droits fondamentaux, tels que le droit de vote, la consultation et la prise de décision individuelle sur des sujets d’une importance notable (le choix d’un logement, la gestion d’un budget, le droit de se nourrir ou d’accepter des soins).

 

D’ailleurs, et plus concrètement, conformément au modèle juridique et démocratique français, le droit de participation du citoyen aux prises de décisions et à l’élaboration de l’arsenal réglementaire en vigueur s’opère bel et bien grâce à la mise en oeuvre du droit de vote. En effet, c’est grâce à des méthodes de consultation de nature directe ou indirecte que le citoyen se trouve en mesure de s’exprimer sur les lois qu’il souhaite ou non voir appliquées.

En conséquence, afin de mener une stricte application, au sein d’une société ou d’un système juridique, de la notion de participation de tous les citoyens concernés à l’ensemble des prises de décision, un devoir incombe à l’Etat de mobiliser chaque moyen nécessaire à assurer l’accessibilité des techniques et des lieux de vote.

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